TÉMOIGNAGES شهادات

La  Umma  en  deuil : Le professeur Cheikh Tidiane Gaye s’est éteint

Par Mouhamed M. LOUM
IRTSS / THIES
                                                                             
Il est des moments où l’être humain a nécessairement besoin de puiser de ses ressorts des ressources supplémentaires, pas pour se consoler, mais juste pour accepter la dure réalité à laquelle il doit faire face. C’en fut un l’instant où sur insistance de l’informateur, on me tira d’un quart d’heure de somme cet après-midi de vendredi pour me souffler à l’oreille: "Un de vos amis: Oustaze Cheikh Tidiane Gaye vient de décéder à Louga."
Mon sang ne fit qu’un tour et, titubant, chancelant, je me surpris à marmonner dans l’indolence ces bribes: " Inna lil Laahi wa innaa ilayhi raajiuun" (C’est à Dieu que nous appartenons et c’est à lui que nous retournons.). Ayant repris mes esprits je souhaitais vivement qu’il s’agisse d’une méprise. Mes hélas les précautions oratoires dont s’entourait l’informateur joint à la minute près me confirmèrent la bien triste nouvelle.
En ce chevauchement des deux calendriers (lunaire et grégorien), le décès de cet illustre professeur marquera à bien des égards la communauté musulmane au Sénégal et ailleurs, tant l’homme doté d’une rare érudition était infatigable et généreux lorsqu’il s’agissait de partager son savoir. Un savoir qu’il distillait par monts et par vaux avec à la clé pas moins de dix-huit (18) ouvrages publiés. Parmi ce lot quatre précieux livres essentiellement pédagogiques peuvent être d’un apport constructif pour le système éducatif sénégalais. Quel est d’ailleurs l’enseignant d’Arabe qui n’a pas fait du fameux "Anyss" son livre de chevet ? Le Ministère de l’Education nationale gagnerait à s’approprier ces ouvrages et voir dans quelle mesure ils peuvent être intégrés dans le système de formation.
Par son double titre d’inspecteur de l’enseignement et de formateur de formateurs il s’est employé sans relâche à enseigner, éduquer et former par tous les moyens: le verbe, la craie, la plume… Est-il besoin de le souligner, le lire c’est apprendre et revisiter l’Arabe sur toutes ses coutures, en poésie comme en prose. Et chaque fois qu’on s’émouvait de la qualité de son travail à la publication d’un livre, il se contentait de dire: "Je ne fais que gribouiller". Le peuple sénégalais dont il a participé à la formation de générations et générations a l’impérieuse obligation de lui témoigner sa reconnaissance pour service rendu à la nation, fut-il à titre posthume.
En outre le bel esprit qu’il était a rayonné bien au-delà des frontières du pays. On ne saurait dire avec exactitude le nombre de prix qu’il a remportés, de concours internationaux en poésie ou de conférences et symposiums auxquels il a participé. Le levain sans doute de cette forte capacité d’ouverture fut son profond ancrage dans le legs culturel national. Pas une seule des grandes figures de l’histoire encore moins de foyer culturel ou religieux de ce pays qui n’ait été visité ou reçu sa dédicace à travers ses œuvres.
Tribun hors-paire, le ″fils spirituel″ du vénéré Cheikh Abass Sall aura été un éminent ambassadeur de l’Islam aux quatre coins du monde. Il a su faire preuve du même dynamisme dans le pays où les contrées et bourgades les plus reculées attendaient avec impatience la date de leur conférence annuelle.

Notre premier contact remonte à 1996. A un moment où nombre d’arabisants de retour du  monde arabe toisaient les étudiants du département d’Arabe de l’Université, il accepta volontiers dans le cadre des activités du Club d’Arabe de venir nous faire un exposé sur "Les jours" de Taha Hussein. Dans l’introduction qu’il fit ce jour-là dans un arabe bien châtié devant des étudiants médusés il insistait sur un aspect qui témoigne encore du culte qu’il vouait au savoir: "Mais je veux que vous me complétiez…"
Louga fut mon premier poste de responsabilité. Combien serons-nous à être à jamais nostalgiques de son vivant halqa (cercle) lieu de rendez-vous le soir de sommités de tout bord qui venaient parfaire leur instruction dans des domaines aussi variés que pointus. Un cours auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux. Est encore vivace en nous le souvenir de son refus opiniâtre de recevoir une délégation de hautes autorités venues de Dakar mais qui avaient la malchance d’accuser du retard au point d’arriver à l’heure du cours. Je lui suis singulièrement redevable d’avoir aiguisé mon goût pour la prosodie. Malgré son calendrier chargé il insistait toujours: "En mon absence viens voir Oustaze Djibril ", son frère poète comme lui, ravi à notre affection il y a quelques mois. Paix à son âme.
Défenseur à tout crin de la tijaniyya il s’en prenait avec le style incisif qui lui est propre aux contempteurs de la tijaniyya  ou du soufisme en général. Ils en ont souvent pris pour leur grade ″Ceux qui n’ont rien compris″1 et dont l’ignorance de la religion n’a d’égale que leur propension à légiférer sur des sujets dont ils n’ont aucune maîtrise à défaut de s’ériger en chantres de l’excommunication de leurs frères musulmans.
La dernière fois qu’on s’est parlé au téléphone l’entretien fut long, plus long  que d’ordinaire. Ce fut une nuit. On parla de bien de sujets et Oustaze s’arrêta sur un: la prière. Je pensais à économiser sa carte de crédit mais en grand pédagogue, il se mit à décrire l’atmosphère dans laquelle il accomplit ses prières; comme s’il lisait dans ma conscience de féru d’informations. Comment diantre me faire dans ma petite tête sans cervelle qu’il s’agissait d’un adieu? Entre autres enseignements pleins de sagesse je retiens: ″Avant de prier j’éteins tout poste de radio et téléviseur… ″
A une époque où les vuvuzélas s’érigent en modèle, le Sénégal a besoin d’hommes de son étoffe qui, pleins de  conscience de  leur savoir et de leur pouvoir, font le choix résolu de se fondre dans la masse en adoptant le style de vie du commun des mortels.
Pourtant une lecture en palimpseste d’un de ses poèmes intitulé "Nassahuuny" 2 (Ils m’ont conseillé) nous édifiait déjà sur les circonstances de cette ″belle mort″ survenue au moment (duhaa) 3 où il mettait la dernière main sur ce qui devait être son dernier manuscrit. Un manuscrit qui porte sur son père auprès de qui il allait reposer le soir (asr) 4   .
Mais quand la foule innombrable et fervente improvisa un hadratul jumaa sur sa tombe toute fraîche, dans ce coin paisible de Gadd où n’étaient perceptibles que le gazouillement des oiseaux et le chant d’un coq des entours, et que les litanies limpides du zikr repris en chœur fusèrent vers le ciel, enveloppées par la clarté vespérale; on se rendit compte qu’il fut le digne héritier de Cheikh Ahmed Tidiane Sharif dont il portait majestueusement mais très sobrement le nom, la tarîqa et l’auréole.
"Il est, parmi les croyants; des hommes qui ont été sincères dans leur engagement envers Allah. Certains d’entre eux ont atteint leur fin ; et d’autres attendent encore ; et ils n’ont varié aucunement (dans leur engagement)"5. Oustaze n’a ni varié ni changé dans son engagement. Qu’il repose en paix.
Allahumma ighfir lahu warhamhu.

1. "Laa yafqahuun"  Ouvrage publié en 2003.
2.   texte rédigé en 2000, in "Min wahyil waaqi", 2001.     
3.  yooryoor  en wolof
4.  takussan   en  wolof
5. Surat 33, verset   23.                                  

                                                                        Vendredi, 14-01-2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire